CARRACHE (LES)

CARRACHE (LES)
CARRACHE (LES)

Comme celui de leur contemporain Caravage, le rôle des Carrache dans l’évolution de la peinture européenne à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle est à la fois révolutionnaire et capital. À la tradition artificielle et raffinée d’un maniérisme qui s’épuise, ils opposent le retour à l’étude directe de la nature et, en même temps, aux grands exemples de l’art du passé. Leur œuvre, surtout celle du plus célèbre d’entre eux, Annibal, fut justement appréciée jusque vers le début du XIXe siècle; le reproche d’éclectisme fit alors perdre de vue ce qu’avait de novateur leur attitude, et ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que des historiens comme H. Bodmer, O. Kurz ou D. Mahon, et aussi l’exposition de 1956 à Bologne, ont pu réhabiliter ces artistes.

L’activité bolonaise

Les Carrache sont originaires de Bologne, où Ludovic naît en 1555 et ses deux cousins germains Augustin et Annibal, respectivement en 1557 et 1560. Le milieu artistique local, si marqué qu’il fût par le maniérisme (tel est le cas de Prospero Fontana, qui aurait été le premier maître de Ludovic), n’avait jamais abandonné les références directes à la nature, comme le montre l’œuvre libre et variée d’un Bartolomeo Passerotti. Cette tendance est renforcée dans une certaine mesure par l’arrivée du Flamand Denys Calvaert, qui ouvre une école à Bologne en 1570. À Florence également, chez Santi de Tito, chez Cigoli, naissait un maniérisme « réformé » que les jeunes Carrache ont pu connaître. Leur formation et leurs débuts restent néanmoins assez obscurs, en partie à cause de l’esprit de clocher ou des arrière-pensées de leurs premiers historiens. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le Bolonais Malvasia mettra l’accent sur les sources lombardes et réalistes de l’art de Ludovic – placé au premier rang parce qu’il ne quitta pas Bologne – tandis que le Romain Bellori préférera le dernier Annibal – dont l’activité se déroula à Rome – qui emprunte à l’Antiquité, aux classiques et donne une impulsion décisive au courant « idéaliste » de la peinture du XVIIe siècle.

Les premières œuvres des Carrache dont la date soit connue sont des gravures, pour la plupart dues à Augustin, qui pratiquera volontiers cet art jusqu’à la fin de sa courte vie. Augustin reproduit d’abord des œuvres locales (Sabattini) ou des peintures de Baroche. De 1582 datent les premières gravures d’après de grandes œuvres vénitiennes (Tintoret, Véronèse), qui peuvent faire croire à un séjour à Venise. En 1583, Annibal peint la Crucifixion de l’église Santa Maria della Carità de Bologne, où apparaissent déjà, avec une composition très simple, une solidité des formes et un accent réaliste très en avance sur les contemporains, à l’exception sans doute de Bartolomeo Cesi. Au même moment, les trois cousins travaillent ensemble à leur première grande entreprise décorative, celle de trois salles du palais Fava (Histoire de la nymphe Europe, de Jason, d’Énée ). Les principales peintures, à peu près conservées, reprennent la tradition, illustrée auparavant par un Nicolo dell’Abbate, des frises à la fresque au sommet des murs.

Au début de 1585 se place l’épisode capital du voyage d’Annibal et d’Augustin à Parme, où ils étudient l’œuvre de Corrège. Chez celui-ci, Annibal trouvait la trace des formes grandioses de Michel-Ange, découvrait le sens du pathétique, l’intensité du coloris, la douceur et la science du modelé qui marqueront ses œuvres, à commencer par la Déposition de croix (1585, Parme) puis l’Assomption (1587, Dresde). On s’accorde à placer vers la même date une œuvre qui est apparemment aux antipodes de cette culture parmesane, l’extraordinaire Boucherie de Christ Church (Oxford), dont le réalisme intense se retrouvera dans le Mangeur de fèves (Rome) et dans plusieurs portraits. Peu après, les trois artistes fondent à Bologne une académie, dite des Incamminati, où les jeunes peintres pouvaient apprendre cette vérité nouvelle que la culture artistique ne doit pas empêcher d’observer le monde quotidien.

Vers 1588, certains des caractères propres à l’art de Ludovic apparaissent dans les premiers tableaux datés par lui que nous conservions, Conversion de saint Paul et Madone des Bargellini (Bologne): un sentiment religieux très vif et comme ému, une simplicité des formes et des draperies qui permet de faire chanter de larges plages de couleurs chaudes, un luminisme énergique qui doit beaucoup à Tintoret. On peut situer à la même époque le voyage à Venise d’Annibal, qui y admire particulièrement Véronèse (Madone de saint Matthieu , 1588, Dresde). Entre 1588 et 1591, les Carrache peignent la frise du grand salon du palais Magnani à Bologne, où ils racontent en quatorze tableaux l’histoire de Romulus. Ici encore, la répartition des peintures entre les trois artistes, tentée à plusieurs reprises, reste bien difficile. La qualité de l’étude anatomique, le modelé raffiné de certains personnages, et notamment des figures nues qui séparent les scènes, sont sans doute à mettre au crédit d’Annibal. Dans l’un des morceaux les plus célèbres, auquel Ludovic a peut-être collaboré, La Louve , le fond témoigne de l’intérêt d’Annibal pour le paysage naturel. Son œuvre de paysagiste comprend d’abord des toiles à la fois réalistes et romanesques (Fête champêtre , Marseille), qui doivent beaucoup à la tradition vénitienne (La Chasse et La Pêche , Louvre), puis une série de paysages idéalisés, où formes naturelles et éléments d’architecture concourent à la construction du tableau (Concert sur l’eau , Louvre). Le premier type de paysage, où prédomine le détail réaliste et humain, sera développé par le Dominiquin, tandis que la forme finale et plus intellectuelle, celle du Paysage avec la fuite en Égypte (vers 1603, galerie Doria, Rome), inspirera tout le courant « classique » du paysage italien et surtout français du XVIIe siècle.

Dans les dernières années de son séjour bolonais, Annibal peint des mythologies (Sommeil de Vénus , Chantilly) et de grands tableaux d’autel dont les formes amples, qui évoquent encore Véronèse, se plient à des schémas clairs et équilibrés (Assomption de la Vierge, 1592, Bologne; Résurrection du Christ , 1593, Louvre).

Annibal à Rome

En 1595, Annibal est appelé à Rome par le cardinal Farnèse; il va pouvoir enrichir sa culture au contact de l’art antique et des grandes œuvres du début du siècle (Raphaël, Michel-Ange), mais aussi recevoir du milieu lettré qui entoure son protecteur (Mgr Agucchi, Fulvio Orsini) les programmes savants des grandes entreprises dont il est chargé au palais Farnèse. Il décore d’abord (1595-1597) le Camerino de scènes tirées de l’histoire d’Ulysse et de celle d’Hercule. À partir de 1597 et jusqu’en 1605, il travaille au décor de la galerie Farnèse, qui illustre d’exemples mythologiques le thème du pouvoir de l’amour, et ses trois niveaux: bestial, humain et divin. Il put se faire aider pendant deux ans de son frère Augustin, puis, pour achever l’entreprise, d’élèves dont le principal fut le Dominiquin. Mais Annibal, comme en témoignent un grand nombre de dessins, est lui-même l’auteur de la conception d’ensemble et de l’exécution de presque toute la voûte. Le décor, dont divers éléments rappellent la chapelle Sixtine, englobe une série de tableaux dans une organisation complexe qui fait large place à l’illusion: fausses sculptures, cadres fictifs, tableaux censés masquer la frise décorative, angles ouverts sur un ciel imaginaire. L’ensemble est peint dans un coloris clair, avec une science supérieure de l’équilibre des formes et du modelé. Des générations entières de jeunes peintres viendront, jusqu’au XIXe siècle, étudier cette œuvre heureuse, à la fois savante et spontanée. Annibal trouve le temps de peindre en même temps de grands tableaux de chevalet, dont les formes monumentales et denses (Assomption de la Vierge , Rome) se chargent parfois de pathétique (Pietà , Naples). Dans ses tableaux plus petits, reprenant la leçon de Raphaël, Annibal lie de façon magistrale figures et paysage (les deux Martyre de saint Étienne , Louvre; Domine quo vadis? Londres).

Augustin et Ludovic

La forte personnalité d’Annibal ne doit pas faire oublier celle de ses deux aînés. Augustin, qui meurt dès 1602, a laissé une œuvre graphique abondante; ses gravures de reproduction traduisent brillamment par le jeu des tailles les oppositions d’ombre et de lumière; son style personnel est ironique et souvent fort libre (série des Lascivie ). Son œuvre peint est assez peu nombreux, sauf au cours de la période approximative 1590-1595, dans laquelle se place la célèbre Communion de saint Jérôme (Bologne), tableau qui inspirera le Dominiquin et Rubens. Le fils naturel d’Augustin, Antoine (1589 env.-1619), fut également peintre; mais son œuvre se réduit aujourd’hui à quelques tableaux dont l’étrange Déluge (Louvre). Quant à Ludovic, il exécute, entre 1590 et sa mort (1619), des peintures que leur intense réalisme, leurs contrastes d’ombres et de lumières apparentent parfois à celles de Caravage (Flagellation , Douai; Martyre de sainte Ursule, 1592, Bologne). La même force et un coloris intense dont se souviendra le Guerchin se retrouvent dans les saisissantes apparitions des tableaux colossaux de 1607-1608, conservés au musée de Parme mais qui proviennent de la cathédrale de Plaisance.

L’œuvre des Carrache devait fortement stimuler la peinture européenne. Non seulement elle a profondément marqué leurs élèves bolonais, dont les plus grands furent le Dominiquin, Guido Reni, le Guerchin, l’Albane, mais elle a servi de modèle à tous les peintres qui s’efforcèrent de concilier l’imitation de la nature avec la recherche du beau idéal, en s’appuyant sur les grands exemples de l’art du passé. Au XVIIe siècle, cette attitude, qu’on a coutume d’appeler classique, fut celle de la majorité des peintres français et italiens, qui préféraient la leçon des Carrache à celle de Caravage, leur grand contemporain. Cette synthèse difficile entre le réalisme et la construction intellectuelle de la beauté devait être, pour la dernière fois dans l’art occidental, tentée et réussie par Ingres.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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